55.
Merthin demeura éveillé une grande partie de la nuit, non pas qu’il soit dérangé par le bruit, car il s’était accoutumé à dormir dans le tapage des auberges et, généralement, la présence de Lolla l’apaisait,-mais pas la réaction de Caris qui le laissait désemparé. En fait, il n’avait jamais réfléchi en termes de logique à la façon dont elle l’accueillerait après tant d’années. Il s’était laissé emporter par la vision cauchemardesque des changements qui avaient pu s’opérer en elle tout en espérant, au fond de son cœur, que la réconciliation s’effectuerait dans la joie. Que Caris ne l’ait pas oublié ne l’étonnait pas. Ce qui l’étonnait, c’était son propre comportement : avoir imaginé, la connaissant si bien, qu’elle ait pu passer neuf ans de sa vie à pleurer son absence !
Néanmoins, la voir aussi dévouée à ses œuvres de religieuse le stupéfiait. Pour autant qu’il s’en souvienne, elle avait toujours manifesté une certaine hostilité vis-à-vis de l’Église. Mais peut-être, en raison du danger qu’il y avait à critiquer la religion, Caris dissimulait-elle son scepticisme et, l’habitude aidant, n’avait-elle pas fait exception pour lui. Quoi qu’il en soit, il avait été ébahi de lui découvrir si peu d’enthousiasme à l’idée d’abandonner son couvent. Qu’elle craigne de voir mise à exécution la sentence de mort suspendue sur sa tête si elle rompait ses vœux, oui, il l’avait envisagé, mais pas l’éventualité qu’elle ait trouvé dans son cloître une vie à ce point enrichissante qu’elle hésite à la quitter pour l’épouser.
Il était furieux et regrettait de ne pas avoir rétorqué vertement : « Comment oses-tu me dire que tu n’es pas sûre de vouloir m’épouser alors que je viens de parcourir près de mille lieues pour te demander d’être ma femme ? » Mais peut-être était-ce une bonne chose que cette réplique mordante ne lui soit pas venue aux lèvres sur le moment, car leur conversation ne s’était pas achevée sur un rejet sans appel, mais sur la demande de Caris de lui accorder un répit pour se remettre de sa surprise et réfléchir à son avenir.
Il y avait consenti, ne pouvant faire autrement, mais cette attente le crucifiait, le laissait en suspens entre la vie et la mort.
Il finit par sombrer dans un sommeil agité.
Lolla le réveilla de bonne heure, selon son habitude. Ils descendirent dans la grande salle prendre leur gruau du matin. Il réprima son envie d’aller de ce pas à l’hospice, comprenant que cela n’arrangerait pas son affaire. De plus, il risquait de se trouver confronté à d’autres désagréments inattendus. Le mieux, se dit-il, c’est encore de me renseigner sur ce qui s’est passé à Kingsbridge pendant mon absence. Dans cette intention, il se rendit chez Marc et Madge dès le petit déjeuner terminé.
Le couple de tisserands habitait à présent la vaste demeure qu’ils avaient achetée peu de temps après avoir été engagés par Caris pour diriger son entreprise de tissu. Merthin se rappelait l’époque où ils vivaient avec leurs quatre enfants dans une pièce unique à peine plus large que leur métier à tisser. Située dans la grand-rue, leur nouvelle maison comportait au rez-de-chaussée une grande salle qui servait d’entrepôt et de magasin. Cette partie-là était en pierre. L’étage, en revanche, était en bois. Y étaient regroupées les pièces d’habitation. Merthin découvrit Madge dans le magasin, occupée à vérifier la qualité d’un chargement de tissu écarlate qui venait de lui être livré d’un des moulins qu’ils exploitaient en dehors de la ville. Elle avait presque quarante ans maintenant et ses cheveux sombres étaient parsemés de fils d’argent. De rondelette, elle était devenue replète. Sa forte poitrine et son postérieur imposant évoquèrent à Merthin l’image d’un pigeon dodu, mais aussi batailleur à cause de son menton en saillie et de ses façons autoritaires.
Deux personnes s’affairaient à ses côtés, une belle jeune fille d’environ dix-sept ans et un jeune homme de deux ou trois ans de plus. Ce devait être ses aînés, Dora et Jean. Se les rappelant enfants, petite fille maigrichonne dans une robe en loques et gamin tout timide, Merthin eut soudain l’impression d’être un vieillard avec ses trente-deux ans. Aujourd’hui, Jean soulevait sans effort de lourdes balles de tissu dont Dora tenait le compte en traçant des entailles sur un bâton.
À la vue de son visiteur, Madge poussa un cri de surprise et de joie. Elle l’étreignit, posa de gros baisers sur ses joues barbues et fit toute une fête à Lolla. « Je me disais qu’elle pourrait jouer avec tes enfants, expliqua Merthin, désolé pour sa fille. Mais ils n’ont plus l’âge, bien sûr.
— Les deux autres, Denis et Noé, ont treize et onze ans. En ce moment, ils sont à l’école du prieuré, expliqua Madge. Mais Dora va s’amuser avec elle, elle adore les enfants. »
De fait, Dora avait déjà pris Lolla dans ses bras. « La chatte d’à côté vient d’avoir des petits. Tu veux les voir ? »
La petite répondit par une tirade en italien. L’interprétant comme un consentement, Dora sortit avec elle dans la cour.
Laissant Jean finir de décharger le chariot, Madge conduisit Merthin dans la grande salle à l’étage. « Marc est à Melcombe pour expédier du tissu, lui apprit-elle. Il devrait être de retour aujourd’hui ou demain. Notre écarlate se vend jusqu’en Bretagne et en Gascogne. »
Merthin s’assit. Madge lui apporta une chope de bière. « La ville a l’air de prospérer, fit-il remarquer.
— La laine vierge est en déclin. Tout ça, c’est la faute aux taxes de guerre. Pour être bien sûr qu’elles seront collectées, le roi exige que ce commerce soit entièrement rassemblé entre les mains de quelques gros marchands. Il n’en subsiste plus guère à Kingsbridge. Il y a bien Pétronille, qui a repris les affaires d’Edmond, mais ça n’a plus rien à voir avec ce que c’était dans le temps. Heureusement, le tissu a pris la relève. Chez nous, en tout cas.
— Godwyn est toujours prieur ?
— Malheureusement oui.
— Il continue à vous rendre la vie difficile ?
— Il est d’une étroitesse d’esprit ! Il s’oppose à tout changement, interdit tout ce qui pourrait ressembler de près ou de loin à un progrès. Je te donne un exemple : Marc a proposé à titre d’expérience que le marché se tienne aussi le samedi et non plus seulement le dimanche.
— C’est une bonne idée. Qu’a-t-il donc trouvé à y redire ?
— Que si les gens allaient au marché le samedi, ils ne reviendraient pas le lendemain à Kingsbridge pour assister à la messe.
— Il y en aurait eu d’autres qui seraient allés deux fois à l’église, le samedi en plus du dimanche.
— Tu le connais, il voit toujours tout en noir.
— La guilde de la paroisse lui tient tête, je suppose ?
— Oh, pas souvent ! C’est Elfric le prévôt. Grâce à Alice, il détient la presque totalité de ce qu’Edmond a laissé.
— Rien n’oblige à ce que le prévôt soit l’homme le plus riche de la ville.
— Bien sûr, mais c’est presque toujours le cas, tu le sais bien. Et je ne t’apprendrai pas non plus qu’Elfric emploie quantité d’artisans – charpentiers, tailleurs de pierre, gâcheurs de plâtre, monteurs d’échafaudages – et qu’il se fournit en matériaux auprès de tous les marchands de la ville. Moyennant quoi il s’en trouve à la pelle, des gens prêts à le soutenir !
— Et il a toujours été proche de Godwyn.
— Je ne te le fais pas dire ! Il rafle tous les travaux commandités par le prieuré, tous les ouvrages publics, jusqu’au dernier !
— Alors que c’est un piètre constructeur !
— Curieux, non ? » Sur un ton amusé Madge ajouta : « On pourrait croire que Godwyn aurait à cœur d’employer les meilleurs artisans. Nenni ! Pour lui, la seule chose qui compte, c’est qu’on se plie à ses volontés, qu’on obéisse à ses désirs sans poser de question. »
Rien n’avait changé, songea Merthin avec un certain abattement. Ses ennemis d’antan étaient toujours au pouvoir. Il ne lui serait probablement pas facile de reprendre son ancienne vie. « Ce ne sont pas de bonnes nouvelles que tu me donnes là. Je ferais bien d’aller jeter un œil à mon île, conclut-il en se levant.
— Je dirai à Marc d’aller te voir dès son retour. »
Merthin passa chez les voisins chercher Lolla. La petite fille s’amusait si bien qu’il la laissa avec Dora. Du pas d’un promeneur, il partit à la découverte de la ville. En traversant le pont, il s’arrêta pour étudier les fissures de plus près. Un long examen ne lui fut pas nécessaire pour en comprendre l’origine. Il reprit son chemin.
L’île aux lépreux n’avait guère changé, constata-t-il en en faisant le tour. Des quais et des entrepôts avaient été construits à l’ouest, mais il n’y avait toujours qu’une seule maison d’habitation : la sienne, prêtée à Jimmie. Elle s’élevait dans la partie est, près de la route reliant les deux ponts.
Aucun de ses ambitieux projets de développement n’avait vu le jour pendant ses années d’exil, ce qui n’était pas surprenant. Pourrait-il les réaliser maintenant ? Il entreprit d’arpenter le terrain à grandes enjambées pour se faire une idée des distances, visualisant les bâtiments et même les rues. Cette occupation le retint jusqu’à ce que sonne midi.
Il partit alors chercher Lolla et s’en retourna à La Cloche. Bessie leur servit un délicieux ragoût de porc épaissi avec de l’orge. Comme il n’y avait pas foule, elle put se joindre à eux, apportant un cruchon de son meilleur vin rouge. À la fin du repas, alors qu’elle lui versait une autre bolée, Merthin lui fit part de ses idées concernant l’île. « Une route entre deux ponts, c’est un emplacement idéal pour ouvrir un magasin.
— Et des tavernes ! renchérit-elle. Tout lieu de passage est garant d’une bonne clientèle. Prends La Cloche et Le Buisson. Si ce sont les auberges les plus fréquentées de la ville, c’est parce qu’elles sont toutes les deux à quelques pas de la cathédrale.
— Si j’en construisais une sur l’île aux lépreux, tu t’en occuperais ?
— On pourrait s’en occuper ensemble, répondit-elle en plantant ses yeux dans les siens. Toi et moi. »
Repu après ce bon repas, il répondit par un sourire songeant par-devers lui que tout homme se serait volontiers laissé tomber sur un lit avec elle pour jouir de ses rondeurs. Las, son cœur à lui était pris. « J’aimais beaucoup ma femme, dit-il, mais pas un instant je n’ai cessé de penser à Caris durant notre vie commune. Et Silvia le savait. »
Betty détourna les yeux. « C’est triste.
— Je sais. C’est pourquoi je ne veux pas faire subir ce tourment à une autre femme. Non pas que je sois d’une bonté admirable, mais je ne suis pas non plus mauvais à ce point-là. Je ne me remarierai qu’avec Caris.
— Elle ne t’épousera peut-être jamais.
— Je sais. »
Elle se leva et ramassa leurs écuelles. « Si ! Tu es quelqu’un de très bon. Trop bon, même. » Sur ces mots, elle partit vers la cuisine.
Merthin mit Lolla au lit pour une courte sieste et s’en alla s’asseoir sur le banc devant la taverne. Tout en se chauffant au soleil de septembre, il se mit à tracer sur une grande ardoise des cartes de l’île aux lépreux, telle qu’elle lui apparaissait vue d’ici, du haut de la colline. Ses esquisses n’avançaient guère. À tout moment, un passant l’interrompait pour lui souhaiter la bienvenue et s’enquérir de sa vie ces neuf dernières années.
Tard dans l’après-midi, il reconnut la silhouette massive de Marc le Tisserand gravissant la colline à bord d’un chariot sur lequel se dressait un baril. Le géant lui parut encore plus volumineux que jadis. Merthin lui serra la main longuement.
« Je m’en reviens de Melcombe, expliqua Marc. J’y vais toutes les deux ou trois semaines.
— Qu’est-ce qu’il y a dans ton tonneau ?
— Du vin de Bordeaux, tout juste débarqué d’un bateau qui a apporté en même temps de bien tristes nouvelles. Tu savais que la princesse Joan faisait route vers l’Espagne ?
— Oui. » Quiconque en Europe était un tant soit peu informé des événements du monde savait que la fille du roi Édouard, âgée de quinze ans, devait épouser le prince Pedro, héritier du trône de Castille. Ce mariage, qui scellerait l’alliance entre l’Angleterre et le plus grand des royaumes ibériques, permettrait à Édouard de se concentrer sur la guerre interminable qu’il menait contre la France sans la crainte d’un danger venu du Sud.
« Eh bien, la princesse Joan est morte de la peste à Bordeaux.
— À Bordeaux ? » répéta Merthin, abasourdi. La nouvelle était doublement mauvaise : en premier lieu, la position du roi Édouard vis-à-vis de la France n’était plus aussi solide ; en second lieu, l’épidémie s’était propagée très loin de l’Italie.
« À en croire les marins français, les cadavres s’empilent dans les rues ! »
Merthin en demeura sans voix. Il avait quitté Florence, convaincu de laisser derrière lui la grande moria, et voilà qu’elle risquait d’atteindre les rives de l’Angleterre. Oh, ce n’était pas pour sa fille ni pour lui-même, puisque Lolla appartenait à cette catégorie de gens qui n’attrapaient jamais cette maladie et que lui-même n’en serait plus atteint, l’ayant déjà eue. C’était pour tous les autres qu’il était terrifié, à commencer par Caris.
Des pensées bien différentes préoccupaient le tisserand. « Tu rentres au bon moment, dit-il à Merthin. Certains marchands de la guilde, notamment les plus jeunes, réclament un nouveau prévôt. Ils commencent à en avoir par-dessus la tête d’Elfric et de ses connivences avec Godwyn. J’ai décidé de me présenter contre lui. Tu pourrais avoir une bonne influence. La guilde de la paroisse tient justement réunion ce soir. Viens, nous régulariserons ton admission sur-le-champ.
— Bien que je n’aie pas achevé mon apprentissage ?
— Avec tout ce que tu as construit ici et à l’étranger, ils ne chipoteront pas ! »
Merthin acquiesça volontiers. S’il voulait développer l’île aux lépreux, il lui fallait être membre de la guilde. La populace trouvait toujours des raisons pour s’opposer à la construction de nouveaux bâtiments. Bénéficier d’appuis à l’intérieur de la guilde lui serait utile, car il était loin de partager les certitudes de Marc concernant son admission.
Le tisserand reprit sa route avec sa barrique de vin. Merthin rentra dans l’auberge pour faire souper Lolla. Au crépuscule, Marc passa le chercher à La Cloche pour l’emmener à la réunion. Les deux amis remontèrent la grand-rue dans l’agréable fraîcheur de la soirée.
Jadis, il y avait bien des années, lorsque Merthin était venu à la guilde défendre son projet de pont, la grande halle lui avait paru de toute beauté. Maintenant qu’il connaissait les vastes bâtiments publics de l’Italie, il n’en vit que les défauts et il se demanda ce que des hommes tels que Buonaventura Caroli et Loro le Florentin avaient pensé d’une bâtisse abritant à la fois une prison et des cuisines dans son soubassement en pierre et, au rez-de-chaussée, une salle d’apparat coupée en deux par une rangée de piliers pour soutenir le toit.
Marc le présenta à différentes personnes, des nouveaux venus en ville ou des habitants de Kingsbridge ayant acquis quelque renommée en son absence. Merthin reconnut une grande partie de l’assistance. Il salua ceux qu’il n’avait pas encore rencontrés depuis son retour. Elfric était du nombre, un Elfric vêtu avec ostentation d’un surtout en brocart d’argent et manifestement informé de sa présence en ville car il ne parut pas étonné de le voir et ne lui dissimula pas sa franche hostilité.
Le prieur et son sous-prieur assistaient également à la réunion. Âgé de quarante-deux ans, Godwyn ressemblait désormais à son oncle Anthony, avec son air renfrogné et ses rides amères aux commissures des lèvres. Cependant, l’affabilité qu’il déploya à l’adresse de Merthin aurait trompé quiconque ne le connaissait pas. Frère Philémon aussi avait changé. Sa gaucherie et sa maladresse avaient cédé la place à une rondeur de commerçant prospère. Mais, derrière son arrogante assurance, Merthin décela sans mal l’inquiétude et la haine de soi propres aux flagorneurs. Philémon lui serra la main comme si on le forçait à saisir un serpent entre ses doigts. Les vieilles rancunes avaient la vie dure, et c’était bien déprimant de devoir le constater.
En apercevant Merthin, un jeune homme aux cheveux sombres et à la belle prestance se signa et s’avança vers lui. C’était Jimmie, son ancien protégé, connu maintenant sous le nom de Jérémie le Bâtisseur. Amusé de le découvrir toujours aussi superstitieux, Merthin fut enchanté de voir que ses affaires marchaient assez bien pour qu’il ait été admis au sein de la guilde.
Marc annonçait la mort de la princesse Joan à toutes les personnes auxquelles il s’adressait. Deux marchands interrogèrent Merthin sur la peste. Dans leur grande majorité, ils s’inquiétaient davantage que l’alliance avec la Castille ne s’en trouve rompue, car alors les hostilités avec la France se prolongeraient, ce qui était mauvais pour les affaires.
Elfric prit place dans la cathèdre, devant les monumentales balances servant à peser les sacs de laine. Sitôt la séance ouverte, Marc proposa que Merthin soit admis à la guilde.
Elfric ne manqua pas d’objecter qu’il n’avait pas achevé son apprentissage, raison pour laquelle sa candidature n’avait pas été acceptée autrefois.
« Tu veux dire : parce qu’il a refusé d’épouser ta fille ! » lança quelqu’un, et tout le monde s’esclaffa.
Il fallut à Merthin quelques instants pour remettre un nom sur le visage de l’homme qui s’était exprimé. C’était Bill Watkin, le constructeur, dont le crâne chauve était désormais ceint d’une couronne de cheveux gris.
« Parce qu’il n’a pas les qualités requises d’un artisan, insista Elfric obstinément.
— Comment pouvez-vous dire ça ? protesta Marc. Il a construit des maisons, des églises, des palais...
— Et notre pont qui se fend au bout de huit ans.
— C’est vous qui l’avez construit, maître Elfric.
— En suivant ses plans fidèlement ! À l’évidence, les voûtes ne sont pas assez solides pour soutenir le poids du tablier et de la circulation. Les fissures ne cessent de s’élargir malgré les croisillons de fer que j’y ai apposés. Par conséquent, je propose de doubler l’épaisseur des voûtes des deux côtés de la pile centrale à l’aide d’une maçonnerie, et cela sur les deux ponts. J’ai d’ailleurs préparé un devis, me doutant que le sujet serait évoqué ce soir. »
Elfric avait dû projeter cette attaque contre lui, sitôt averti de son retour, en déduisit Merthin. Rien n’avait changé : son ancien maître préférait le considérer en ennemi plutôt que de chercher à comprendre l’origine des désordres affectant le pont.
Cela lui donnait une chance. Se penchant vers Jimmie, il lui souffla à voix basse : « Tu peux me rendre un service ?
— Tout ce que vous voudrez, vous avez tant fait pour moi !
— File au prieuré et demande à parler de toute urgence à sœur Caris. Demande-lui de retrouver mes plans du pont. Ils devraient être rangés là-bas, dans la bibliothèque. Rapporte-les moi immédiatement. »
Jimmie ne se le fit pas dire deux fois.
Elfric continuait : « Je me dois de prévenir les membres de la guilde que j’ai déjà fait part du problème au prieur Godwyn. Le prieuré n’a pas les moyens de payer ces réparations. Nous devrons les financer nous-mêmes, de la même façon que nous avons financé le premier pont : en nous remboursant sur les péages. Le montant en est d’un penny par personne, comme vous le savez. »
L’assistance poussa des hauts cris ! S’ensuivit une longue et hargneuse discussion sur la contribution que chacun des membres de la guilde aurait à verser. Merthin sentait croître l’animosité à son égard, ce qui était assurément l’objectif recherché par Elfric. Les yeux fixés sur la porte, il guettait le retour de Jimmie.
Bill Watkin finit par déclarer : « Si la faute en incombe à Merthin, ce devrait être à lui de payer les réparations. »
Celui-ci ne pouvait rester plus longtemps en dehors de la discussion. Faisant fi de toute prudence, il répliqua d’une voix forte : « J’en conviens ! »
Un silence ébahi succéda à sa déclaration.
« S’il apparaît que mes plans sont à l’origine des fissures, je réparerai le pont à mes dépens », affirma-t-il sans se laisser démonter.
Construire un pont coûtait une fortune. S’il s’avérait dans son tort, il risquait de perdre la moitié de sa richesse. « Tu dis ça pour le plaisir de faire une belle phrase ? s’enquit Bill.
— Non point ! riposta Merthin. Mais je dois d’abord préciser certaines choses, si les membres de la guilde m’y autorisent. »
Il regarda Elfric. Celui-ci hésitait. Manifestement il cherchait un prétexte pour ne pas lui donner la parole. Mais Bill reprit : « Qu’il s’exprime ! » et sa phrase fut accueillie par un concert d’acquiescements.
Elfric hocha la tête à contrecœur.
« Merci, dit Merthin. Quand une voûte présente des signes de faiblesse, les fissures suivent des tracés tout à fait caractéristiques. Les pierres du dessus de la voûte s’enfoncent. Elles s’écartent l’une de l’autre dans leur partie inférieure et une fente apparaît dans la clef de voûte sur l’intrados, c’est-à-dire la face de la voûte qui est visible quand on se tient en dessous.
— C’est exact, approuva Bill Watkin. J’ai souvent rencontré ce genre de fissures. En général, ce n’est pas dramatique.
— Dans le cas du pont, vous constaterez qu’il s’agit de fissures différentes, poursuivit Merthin. Contrairement à ce qu’avance Elfric, ces voûtes ont tout à fait la solidité nécessaire pour supporter la charge qu’elles subissent. Leur épaisseur est égale au vingtième de leur diamètre à la base, ce qui est la proportion admise dans tous les pays. »
Les constructeurs présents dans la salle opinèrent, cette proportion étant connue de tous.
« Vous remarquerez qu’ici, la clef de voûte est intacte. Les fissures partent de l’endroit où commence l’arrondi et elles ont un tracé horizontal. Cela, des deux côtés de la pile centrale. »
Cette fois encore, Bill fut le premier à réagir : « On trouve parfois ce type de fissures dans les voûtes à quatre voûtains.
— Ce qui n’est pas le cas, puisque ici nous avons des voûtes simples.
— À quoi sont-elles dues, alors ?
— Tout simplement, Elfric n’a pas respecté mon plan.
— Mais si ! rétorqua Elfric.
— J’avais indiqué très spécifiquement d’entasser de grosses pierres au pied des piles situées aux deux extrémités du pont, des pierres non cimentées entre elles.
— Un tas de pierres ! railla Elfric. Et tu prétends qu’il aurait gardé ton pont debout ?
— Exactement ! »affirma Merthin.
Visiblement, le scepticisme du prévôt était partagé par les constructeurs eux-mêmes, car ils ne connaissaient rien aux ponts ni à l’art de construire un ouvrage soumis à la contrainte de l’eau. « Ces tas de pierres sont une partie essentielle de la conception générale, insista Merthin.
— En tout cas, ils n’étaient pas représentés sur tes plans ! riposta Elfric.
— Voulez-vous nous les montrer, pour justifier vos dires ?
— Il y a belle lurette que la planche à dessin a été réutilisée pour d’autres projets.
— Heureusement, j’avais pris soin d’en exécuter une copie.
Elle devrait se trouver dans la bibliothèque du prieuré. »
Elfric jeta un coup d’œil à Godwyn, démontrant ainsi, de façon éclatante, la complicité qui les unissait. Merthin espéra que le reste de l’assemblée avait remarqué comme lui cette entente tacite.
« Le parchemin est cher, laissa tomber Godwyn. Celui qui portait ces plans a été effacé depuis longtemps et réemployé. »
Merthin hocha la tête comme s’il gobait l’explication du prieur. Si Jimmie tardait trop à revenir, il lui faudrait poursuivre la bataille désormais engagée sans disposer de preuve pour étayer ses affirmations. Il réitéra avec force : « Les pierres au pied des piles auraient évité le problème.
— C’est vous qui le dites ! intervint Philémon. Votre parole contre celle d’Elfric. En vertu de quoi devrions-nous vous croire ? »
Merthin n’arriverait à rien s’il ne fournissait pas plus de précision. La lutte était sans merci. Le comprenant, il déclara : « Je vous prouverai la justesse de mon point de vue quand il fera jour, si vous voulez bien me retrouver sur place demain matin à l’aube. »
Une fois de plus, l’expression d’Elfric montra qu’il cherchait un moyen de s’opposer à cette proposition. Mais Bill Watkin le devança : « Ça me paraît juste ! Nous y serons.
— Dans ce cas, reprit Merthin, pouvez-vous vous faire accompagner de deux garçons intelligents et bons nageurs ?
— Aisément. »
Elfric avait perdu le contrôle de la réunion, nota Godwyn, et il s’exclama avec colère : « À quelle moquerie comptez-vous encore vous livrer ? »
Son intervention ne prouvait que mieux qu’Elfric était une marionnette entre ses mains. De plus, sa riposte venait trop tard, la curiosité de l’assemblée était déjà aiguisée. Et Bill répliqua : « Qu’il fasse sa démonstration ! S’il se moque de nous, nous le verrons tout de suite. »
Sur ces entrefaites, Jimmie revint dans la salle, portant une grande feuille de parchemin clouée sur un cadre en bois. Abasourdi, Elfric le regarda s’avancer vers lui. Godwyn blêmit. « Qui vous a remis ça ?
— La question de notre seigneur le prieur est hautement révélatrice ! ironisa Merthin. Il ne cherche pas à savoir ce qui est représenté sur ce parchemin, ni même d’où il provient, car il connaît assurément la réponse à ces deux questions. Non, ce qu’exige le prieur, c’est le nom de la personne qui a remis ce plan à Jimmie !
— Peu importe ! le coupa Bill. Allez, Jimmie, montre-nous donc ce schéma. »
Celui-ci alla se placer près des balances et fit pivoter le cadre de façon à ce que tout le monde voie bien le dessin. Au pied des deux piliers, les entassements de pierres mentionnés par Merthin étaient bel et bien représentés !
Il se leva. « Demain matin, je vous expliquerai à quoi ils servent. »
*
L’été ferait bientôt place à l’automne. À l’aube, la température était fraîche au bord de la rivière. D’une façon ou d’une autre, la rumeur s’était répandue qu’un événement exceptionnel devait avoir lieu, et une foule de deux ou trois cents personnes avait rejoint les membres de la guilde sur la berge. Caris elle-même était venue. L’on comprenait que la dispute entre Merthin et Elfric dépassait de loin les questions techniques, mais qu’il s’agissait bien d’un règlement de comptes, qu’un jeune taurillon battait en brèche l’autorité d’un vieux taureau, et le troupeau avait tenu à assister à la lutte.
Bill Watkin fit avancer deux gamins d’une douzaine d’années grelottant dans leurs caleçons. C’était les deux cadets de Marc le Tisserand, Denis et Noé. Âgé de treize ans, Denis était un garçon bien enveloppé et court sur pattes à l’instar de sa mère, avec des cheveux de la couleur des feuilles à la fin des beaux jours. Noé, qui avait deux ans de moins, le dépassait déjà et promettait d’être un géant comme son père. Merthin se demanda in petto si le petit rouquin n’était pas gêné, comme lui-même en son temps, d’avoir un frère cadet plus grand et plus fort que lui.
L’idée le traversa qu’Elfric allait les rejeter sous prétexte de l’amitié qui le liait à leur père, sous-entendant par là que Marc leur avait peut-être soufflé la réponse à donner. Mais Elfric ne dit rien. L’honnêteté du tisserand était proverbiale. S’il s’était permis de mettre en doute son intégrité, Godwyn l’aurait fait taire sur-le-champ.
Merthin expliqua aux garçons ce qu’il attendait d’eux. « Nagez jusqu’à la pile centrale. Arrivés là, descendez sous l’eau le long du pilier. Vous verrez qu’il est lisse presque jusqu’en bas. Quand vous sentirez sous vos doigts un gros tas de pierres tenues ensemble avec du mortier, vous saurez alors que vous avez atteint la base. Descendez encore. Quand vous atteindrez le fond de la rivière, tâtez la base du pilier avec vos doigts. Vous ne pourrez probablement rien voir, parce que l’eau sera trop boueuse. Mais tenez votre souffle aussi longtemps que vous le pourrez et tâchez de faire le tour de toute la base avec vos doigts. Après, quand vous remonterez à la surface, vous nous direz exactement ce que vous aurez découvert. »
Les gamins entrèrent dans l’eau. Tandis qu’ils s’éloignaient du rivage, Merthin entreprit d’expliquer les choses aux habitants rassemblés sur la berge : « Cette rivière coule sur un terrain non rocheux. Son lit est constitué de boue. En tourbillonnant autour des piles du pont, le courant arrache la boue qui se trouve sous les piles et il se creuse à la place ce qu’on appelle un affouillement, c’est-à-dire un trou qui se remplit d’eau. C’est ce qui s’était déjà produit avec l’ancien pont en bois. Ses piles en chêne ne reposaient plus sur le lit de la rivière, mais pendaient de la structure émergée. C’est pour ça qu’il s’est effondré. Pour éviter que ce problème ne se répète avec le nouveau pont, j’ai spécifié qu’on entasse de grosses pierres mal équarries autour des piles. En venant se briser dessus, le courant se disperse dans toutes les directions et perd de sa force. Mais voilà, on n’a pas entassé de pierres. Le sol sous les piles s’est creusé et maintenant elles ne soutiennent plus le pont. Elles sont en suspension dans l’eau, toujours accrochées au pont ! D’où ces fissures à la jonction du pilier et de la voûte. »
Elfric émit un petit bruit sceptique. Les autres bâtisseurs semblaient intrigués. Quant aux gamins, ils avaient atteint la pile centrale. Prenant leur souffle, ils disparurent sous l’eau.
« Quand les garçons remonteront, ajouta Merthin, ils nous diront que la pile ne repose plus sur le lit du fleuve, mais qu’elle pend au-dessus d’une dépression, probablement assez grande pour accueillir un homme. »
Il espérait ne pas se tromper.
Les deux garçons restèrent sous l’eau un temps étonnamment long. Merthin lui-même n’arrivait plus à retenir son souffle. Enfin une tête rousse émergea, bientôt suivie d’une autre, brune celle-là. Les deux garçons échangèrent quelques mots et hochèrent la tête. Vu de loin, on pouvait croire que leur constat était identique. Ils revinrent vers le rivage.
Merthin doutait encore de ses explications, mais aucune autre ne lui était venue à l’esprit pour justifier la présence de ces fissures. Si par malheur il s’était trompé, il apparaîtrait comme un parfait imbécile ! Tant pis ! Pour l’heure, il devait afficher une confiance inébranlable.
Les garçons atteignirent le rivage et sortirent de l’eau, haletant et grelottant. Madge leur donna des couvertures dans lesquelles ils s’enroulèrent. Merthin leur laissa le temps de reprendre leur souffle avant de les interroger : « Alors ? Qu’avez-vous découvert ?
— Rien, répondit l’aîné, Denis.
— Comment ça « rien » ?
— Il n’y a rien au fond, au pied du pilier.
— Tu veux dire : juste la boue du fleuve ? lança Elfric sur un ton triomphant.
— Non ! répondit Denis. Pas de boue, juste de l’eau. »
Et Noé d’ajouter : « Un trou si grand que vous entreriez dedans facilement. Ce grand pilier, il est suspendu dans l’eau sans rien dessous ! »
Merthin s’efforça de masquer son soulagement.
Elfric commença à faire du tapage : « Merthin n’a aucune autorité pour affirmer qu’un tas de pierres même pas cimentées aurait résolu le problème. » Mais personne ne l’écoutait. Aux yeux de la foule, Merthin avait démontré la justesse de son argument. Les gens se rassemblèrent autour de lui pour commenter la situation et poser des questions. Au bout d’un moment, Elfric s’éloigna, seul.
Merthin éprouva pour lui une subite compassion. Puis, il se rappela comment son patron l’avait frappé au visage avec sa toise en bois. Sa pitié s’évanouit aussitôt dans l’air froid du matin.